Nos rendez-vous avec le Salon africain du livre de Genève. L'auteur de "L'aventure ambiguë", invité d'honneur du Salon africain de Genève, a donné au hors-série du "Point" sur les textes fondateurs de l'Afrique un récit autobiographique intitulé "La parole et le livre". À découvrir ici.

Je dois exprimer mon appréciation de ce que Le Point ait estimé judicieux de consacrer un numéro hors série à l'homme noir d'Afrique et de sa diaspora, à sa pensée, à l'influence, fondatrice pour lui, de textes oraux qui, selon Eno Belinga, constituent "le reflet de la conscience que les peuples africains se donnent d'eux-mêmes et du monde". (in Comprendre la littérature africaine, Les classiques africains).

Si l'on s'est adressé à moi pour recueillir mon sentiment sur ce sujet, c'est parce que je réunis, dans mon identité présente, d'être un Africain noir, d'ethnie peul, de langue maternelle pulaar, musulman de religion, éduqué à l'école occidentale, et qui a usé de l'outil qu'est l'écriture, un des moyens privilégiés par lesquels l'Occident européen "donne le reflet de la conscience qu'il a de lui-même, et du monde". Identité présente, identité paradoxale. Que m'est-il arrivé lorsque, voulant m'exprimer, moi, un fils de cette Afrique noire dont la culture native orale n'a pas eu besoin et usage de l'écriture ; qu'avais-je à recourir à l'écriture, et selon un mode d'expression étranger à l'Afrique ? Le monde contemporain a bien raison de reprendre conscience de la "présence", en son sein, et comme partie prenante incontournable, de l'Afrique noire et de son continent.

Le mode d'expression naturel, et de naissance, du Peul Africain que je suis, c'est la parole, en langue pulaar. En sus du pulaar, j'ai une bonne maîtrise du wolof. Comme moi, les Noirs de toutes les ethnies du continent partagent deux ou trois langues, et ont conscience d'une certaine parenté génétique reliant ces langues entre elles. Même si le pulaar et le wolof, mes langues originaires, m'ont offert pour m'exprimer le truchement de la parole, je n'en suis pas resté là. De mon oral natif, j'ai cheminé vers l'apprentissage de l'écriture, sous deux de ses modalités : musulman de religion, j'ai, à l'âge de 7 ans, rencontré, appris et pratiqué l'écriture arabe. Cette écriture est la langue du Coran. Il s'agissait alors d'une "écriture-oraison". Dans un premier temps, je l'ai apprise, maîtrisée, mémorisée, et j'ai révéré Dieu par elle. Sans nécessairement avoir appris à la comprendre encore. À l'âge de 10 ans, en entrant à l'école primaire élémentaire de la colonie française du Sénégal, j'ai abordé le second truchement de l'écriture, en langue européenne. Il s'agit cette fois d'une "écriture-outil", maîtrisée, comprise tout de suite, intelligible, profane. À l'arrivée au terme de ce triple cheminement, je me suis avisé que, sous l'une et l'autre de ses formes, l'écriture est serve de la parole et que, véritablement, au commencement était le verbe.

La chance de vivre dans un milieu qui est une grande école permanente

Dans le passage labyrinthique de l'oral pulaar aux écritures en langues arabe et européenne, mon premier guide était une conteuse qui s'appelait Mousso. Servante au grand coeur, Mousso était une esclave affranchie- nous en étions encore dans la décennie des années 1920-1930 du XXe siècle, et l'esclavage sous la forme de la traite négrière ou celle du travail forcé colonial, de même que l'esclavage de case du type africain traditionnel n'avaient pas encore totalement disparu. Mousso était d'origine malinké. Elle parlait bambara, pulaar, wolof et, je crois, hassania (maure). C'est par elle que j'ai été initié à la connaissance des cultures peules (du Fouta Toro, Fouta Djalon, Fouta Macina) et de toutes les cultures du Mandé, communes à cet espace civilisationnel dont Amadou Hampaté Bâ dira : "J'ai eu la chance de naître et de vivre dans un milieu qui était une sorte de grande école permanente, pour tout ce qui touchait à l'histoire et aux traditions africaines." Un des maîtres de cette grande école permanente était un conteur peul, du nom de Koullel. De lui, voici ce que dit Bâ : "Il faut savoir qu'un maître conteur africain ne se limite pas à raconter des contes, il peut également enseigner sur toutes les matières traditionnelles : histoire, géographie, etc. C'est un traditionaliste au sens plein du terme, c'est-à-dire savant pour tout ce qui touche aux traditions, dans tous les domaines." Dès cette époque, avant même de savoir écrire, j'appris à tout emmagasiner dans mon esprit, qui ne demandait que cela. Mousso fut pour moi ce que Koullel fut pour Bâ. C'est par elle que j'ai appris l'histoire de Samba Guéladio Diégui, dont un des descendants, Tenguella, venu de l'empire du Mandé, est mon aïeul de par une de ses filles.

Mousso fut donc la première initiatrice qui, par le moyen des contes, m'a inculqué l'apprentissage du lien social. Vivant avec moi, dans la famille élargie, dans la présence, l'amour et les soins prodigués par les membres de deux ou même trois générations, elle a décrypté pour moi les règles, les vertus, les obligations et les privilèges dans lesquels se déclinait le lien régissant notre société, entre l'enfant et sa famille, au sens le plus large, entre l'enfant et les groupes de la société. Les principes qui cimentent le monde ainsi décrit sont la solidarité, la complémentarité, la conciliation, et non pas, comme sous d'autres cieux, la segmentation, la compétition, l'antagonisme ente les générations, les groupes sociaux ou entre les hommes et les femmes.

Le griot de famille a pris le relais de Mousso pour élargir ma conscience d'appartenance, de l'horizon familial à l'horizon clanique, puis à l'horizon historique. Les griots, généalogistes, ont, de façon répétitive, à des instants mémorables, scandé "le roman familial" du clan peul des Diallo, dont l'aïeul, Ciré, était un personnage emblématique, remarquable à bien des égards. Ciré, Peul sédentarisé, dont la famille était islamisée depuis au moins trois siècles, faisait partie d'une cohorte de brillants intellectuels noirs musulmans qui ont maîtrisé la théologie et toutes les branches des sciences musulmanes de l'époque, et fait usage des valeurs et des procédés éducatifs des traditions africaines endogènes, pour leur prédication. Les plus notables d'entre eux, sur deux à trois générations, avaient noms Souleymane Baal, Ousmane Dème (alias Ousmane Dan Fodio, futur sultan de Sokoto), El Hadj Oumar, El Hadji Malick SY, Ahmadou Bamba, Abdoulaye Niass.

L'école des Blancs

Ce que rapporte "le roman familial" tel que rappelé par les griots pour notre gouverne, c'est que Ciré était musulman de stricte obédience sans être sectaire. Ayant acquis le titre religieux d'Alfa, qui atteste son degré de maîtrise, de connaissance et d'aptitude dans les sciences islamiques, il a préféré rester au Fouta Toro, continuer d'y faire oeuvre d'éducation, plutôt que d'aller avec son contemporain et condisciple Cheikh Oumar prendre part à la conversion par le djihad militaire.

Il a enseigné et prêché l'islam le plus orthodoxe. Il a été un adepte de l'islam soufi, approuvant l'approche confrérique tout en mettant en garde contre le sectarisme lorsqu'il peut aller jusqu'à la division et aux conflits fratricides entre musulmans. Une des options les plus remarquables de ce contemporain d'El Hadj Oumar fut, après avoir donné une éducation religieuse soignée à l'ensemble de ses enfants, d'avoir décidé d'envoyer sur les bancs de "l'école des Blancs" trois de ses quatre fils. Ciré avait pensé que, moyennant la précaution de leur assurer préalablement une éducation islamique et traditionnelle soigneuse, il pouvait faire confiance à ses enfants et à toute sa descendance pour aborder le monde nouveau qui venait de s'imposer, sans risquer de les voir s'y perdre. L'histoire subséquente de sa famille a confirmé la justesse du pari d'Alfa Ciré. Le signataire des lignes que voilà est un de ses descendants.

Si l'histoire, telle qu'elle est rapportée par la tradition orale, ses conteurs, ses griots et tous ses servants, a fini de donner la preuve de sa fiabilité, il reste qu'elle a été handicapée par les limites de la portée dans le temps et dans l'espace de la seule mémoire humaine. Ce sont ces limites que leur acceptation de "l'école des Blancs" a permis aux hommes d'Afrique de dépasser. Dans les colonies françaises de l'Ouest africain, les pionniers dans cette voie sont ceux qui, nés dans les deux ou trois décennies consécutives à 1900, au plus fort donc de la colonisation, ont cependant été initiés aux valeurs identitaires de la culture traditionnelle noire, puis ont relevé le défi de l'école nouvelle. Ce sont ceux que, à la suite d'Amadou Hampaté Bâ, on a pu appeler "les fils aînés du XXe siècle africain". Ils avaient noms, entre autres, Boubou Hama, Amadou Hampaté Bâ, Paul Hazoumé, Léopold Sédar Senghor, Birago Diop, Alioune Diop, Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo. Rejoints et renforcés par leurs frères de la Diaspora noire, d'Amérique ou des îles, ils s'étaient assigné la tâche, ils avaient entrepris et largement mené quatre combats fondateurs : assurer la défense et l'illustration de l'identité africaine, noire notamment ; riposter au mépris colonial par le défi intellectuel, artistique, scientifique ; redonner à l'Afrique sa vraie place dans l'histoire humaine et, enfin, lui conquérir dorénavant une part plus équitable dans le monde".

 

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