drapeau-franceFondateur de la sociologie de la laïcité, dont il est l'un des spécialistes internationaux, Jean Baubérot met en garde: le combat pour la défense des valeurs de la France laïque glisse peu à peu vers la négation de la religion. Notamment chez ceux à qui l'islam fait peur.

Faut-il repenser la laïcité? Les attentats récents ont relancé l'éternel débat qui, du voile aux crèches, a déjà donné lieu à dix ans de polémiques. On semble toujours nager en pleine confusion autour de ce concept bien français...

Il y a là, en effet, un paradoxe. La laïcité nous semble à la fois une idée familière, évidente, dont on fait le quatrième pilier de la République, avec la liberté, l'égalité et la fraternité. Et, en même temps, je passe mon temps à répondre à des gens qui me demandent : "C'est quoi, la laïcité?" Et ce, d'autant plus que se répand, depuis des années, une lecture simpliste et fausse de ce concept au regard de la loi de 1905, qui en a fixé le cadre.

Pourquoi "simpliste"?

La loi de 1905 garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, ainsi que la non-discrimination et l'égalité des citoyens devant la loi, quelle que soit leur religion. Voilà les deux finalités majeures de la laïcité, qui pose, comme moyen pour y parvenir, la séparation des Eglises et de l'Etat, vu comme un arbitre, neutre. La loi énonce que la religion n'est pas affaire d'Etat. Cela ne veut pas dire qu'elle soit reléguée à la sphère privée, contrairement à l'interprétation qui se répand depuis des années, produisant une confusion et un glissement fallacieux.

C'est-à-dire?

On veut étendre l'obligation de neutralité de l'Etat vers la société elle-même. On confond laïcité et neutralité, cette dernière n'étant qu'un moyen et non une finalité en soi. Je m'explique. La loi est supposée dire : "Cachez cette religion que je ne saurais voir..." Mais pas du tout ! La loi n'a jamais interdit les manifestations de la religion sur la voie publique. En 1905, le débat a été vif, sur ce point, certains voulant les interdire. Or, au contraire, les limites fixées aux processions catholiques par Bonaparte en 1802 ont été abolies. Simplement, les processions ne devaient pas être agressives envers les non-catholiques et l'esprit était que chacun accepte la libre expression de l'autre. 

Résultat : ces manifestations qui, à la fin du XIXe siècle, avaient une signification politico-religieuse -raison pour laquelle des maires tentaient de les empêcher- se sont progressivement dépolitisées. A partir du moment où elles ont été plus libres, le calme est revenu. Le problème est que, depuis plusieurs années, prospère une interprétation fallacieuse de cette neutralité que l'on voudrait étendre à des pans entiers de l'espace public, au profit d'une vision laïciste qui confond le combat pour la laïcité avec la négation de la religion ou sa relégation dans l'"intime". Ce qui donnerait un Etat non plus laïque mais partiellement athée. Or, dans la loi de 1905, l'obligation de neutralité est faite à l'Etat et à ses représentants, pas aux citoyens.

La loi sur le foulard, en 2004, n'a-t-elle pas été comprise par les musulmans comme une obligation de neutralité?

Cette loi a en effet donné lieu à un terrible paradoxe. Il s'agissait d'une interdiction limitée aux élèves mineurs des écoles publiques. En dehors, le port du foulard restait légitime. Or, pour obtenir cette interdiction, on a procédé à une dénonciation globale du foulard, traduit comme étant toujours un outil de soumission de la femme... Ce qui a créé des confusions dans l'esprit des gens. A la fin de l'année 2004, Jacques Chirac a créé la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), un garde-fou utile qui a permis de circonscrire la loi dans un souci d'équilibre et de prendre conscience des discriminations et préjugés demeurant dans la société française. 

Nicolas Sarkozy l'a supprimée et, à partir de là, on a vu fleurir des demandes d'interdiction du foulard dans les universités, des problèmes dans les entreprises privées, une impression de stigmatisation dans la communauté musulmane... Le fait, par ailleurs, que Sarkozy confie au Haut Conseil à l'intégration le dossier "laïcité" s'est révélé désastreux car cela a accrédité, en parallèle, l'idée que la laïcité s'appliquait essentiellement aux immigrés et à leurs descendants. Le message subliminal officiel est devenu celui-ci : la laïcité n'est pas pour tous les Français, mais un passeport obligatoire pour les immigrés.

Vous voulez dire que la laïcité a été utilisée comme une arme contre l'islam?

La laïcité est utilisée à géométrie variable, et de façon plus sévère et injuste envers l'islam. En 2010, le FN a d'ailleurs fait de la laïcité l'une des pièces maîtresses de son argumentaire identitaire.

Devrait-on faire évoluer la laïcité sur certains aspects, en prenant par exemple en compte dans les jours fériés l'Aïd musulman ou le Kippour juif?

J'y suis favorable. La loi de 1905 a entériné les fêtes religieuses catholiques par esprit de compromis dans une France à 97% catholique. Il s'agissait aussi de ne pas retomber dans les errances de la Révolution, qui les avait abolies. Aujourd'hui, la France est pluriculturelle. Il faut en tenir compte aussi d'un point de vue symbolique. Il est significatif que certaines des propositions de la commission Stasi, en 2003, notamment celle qui consistait à retirer deux jours de grandes vacances pour que puissent être célébrées une fête musulmane et une autre juive, n'aient pas été retenues par les politiques.

Pourquoi les étrangers comprennent-ils si mal notre modèle laïque?

Parce qu'ils n'en connaissent que les lois de 2004 sur le foulard et de 2010 sur la burqa. Et puis les étrangers n'ont perçu ces dernières années que les discours ultra laïcistes et l'évolution d'une laïcité de combat vers un semi athéisme d'Etat. Voyageant beaucoup, je passe mon temps à faire de la pédagogie et à expliquer que le foulard n'est pas interdit sur la voie publique, comme on le croit à l'étranger. A l'inverse, nous ignorons, nous, que les Etats-Unis ont eux aussi une séparation des Eglises et de l'Etat et que là-bas, l'installation d'une crèche dans un bâtiment public est impensable ; la Cour suprême l'a sanctionné. Nous retenons avant tout l'idée que le président prête serment sur la Bible.

Le débat semble, une fois de plus, dans une impasse. Que préconisez-vous?

Une position qui se situe à la fois dans la filiation et l'actualisation de la loi de 1905. Un exemple : ces jours-ci, Latifa Ibn Ziaten, la mère du soldat tué par Mohamed Merah, qui porte un foulard, multiplie les interventions à l'école pour parler de citoyenneté, pendant qu'on asticote des mères de famille voilées qui accompagnent des sorties scolaires. Or qui écoutera le plus un gamin tenté par le djihad ? Un professeur de classe moyenne étranger à sa culture ou une femme qui porte le foulard? 

Evitons les discours ultra laïcistes, les amalgames, rassurons les musulmans et ainsi isolons les extrémistes. En ce sens, l'idée de transférer le Bureau central des cultes du ministère de l'Intérieur vers celui de la Justice me semble nécessaire. Le rattachement des religions à l'Intérieur incline en effet à une vision sécuritaire et à une regrettable confusion, surtout par ces temps de risque terroriste.

Jean Baubérot est membre du groupe Sociétés, religions, laïcités (CNRS-EPHE), il vient de publier La Laïcité falsifiée (La Découverte-poche, 2014) et fera paraître en mars Les Sept Laïcités françaises (éd. la Maison des sciences de l'homme).

 

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